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De la révolution de Jasmin : Réflexions préliminaires sur l’ordre politique et le désordre social au Maghreb par Elieth Eyebiyi

Conférence conjointe CRESA BENIN – COREDEC

Coredec, Ngaoundéré, Cameroun,  04 février 2011

 

De la révolution de Jasmin

Réflexions préliminaires sur l'ordre politique et le désordre social au Maghreb

 

Elieth EYEBIYI [1]

 

Working Paper 1.0

 

Au début de cette intervention, je voudrais dire à la suite d'intellectuels tunisiens mais aussi français comme Jean François Bayart préciser que le qualificatif de jasmin attribué à la révolution tunisienne en cours sous nos yeux semble quelque peu erronée puisque Sidi Bouzid d'où sont partis les événements regorgerait plutôt de figuiers de Barbarie. On aurait du dire donc révolution de la figue de barbarie ou du figuier de Barbarie.

Le terme de Révolution du jasmin, paraphrasant la « Révolution au jasmin » que Ben Ali avait revendiqué après sa propre prise de pouvoir 23 ans plus tôt, a été revendiqué par le journaliste tunisien Zied el Hani. Le jasmin est cette fleur emblématique de la Tunisie, symbole de la pureté, de douceur de vivre et de tolérance, même si la révolution en cours a commencé par le sacrifice suprême d'une homme et est marquée par des violences, des morts et le deuil. On  peut néanmoins reconnaître qu'il s'agit quand même d'une révolte pure au sens où elle est provenue de façon quasi spontanée des masses populaires, avant les tentatives de récupération politique.

Avant d'être politique, la révolution de Jasmin est avant ou sociale et a pour rapidement monter en complexité en intégrant une dimension politique radicale qui exigea le renouvellement du système en place, avec un fort relent de poujadisme forcé. Quoiqu'il en soit parlons pour l'heure, comme les médias, de la Révolution de jasmin déclenchée involontairement par Mohamed Bouazizi, pauvre vendeur de fruits et légumes parmi les pauvres de la Tunisie de Ben Ali aux milles couleurs chatoyantes montrées par les médias depuis deux décennies.

 

Je vais axer mon intervention sur trois axes principaux :

1-      d'abord, le détonateur de la révolution

2-      ensuite, la mise à l'agenda de la révolte

3-      enfin, les implications politiques.

 

Pour achever de planter le décor, il convient de dire que la Tunisie, l'un des Etats les plus policiers du monde, semblait inattaquable par un mouvement populaire, inviolable par une révolution armée. Jusqu'à cette historique immolation par le feu qui déclencha tout…et tout !

 

 

  1. Le détonateur….

 

La Révolution de Jasmin se singularise à part le fait qu'elle est été tout à fait imprévue et inespérée, en tout cas pas fomentée dans la perspective d'une action coordonnée, donc cette révolution est partie d'une mouvement individu le d'humeur, une immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, commerçant de fruits et légumes devant le siège du gouvernorat à Sidi Bouzid alors qu'il essayait de récupérer ses marchandises saisies puisque en possédant pas d'autorisation. C'était le 17 décembre 2010, 14 jours avant la nouvelle année.

Cette immolation par le feu, chose inhabituelle sur le continent, a contribué à exacerber les colères couvant au sein du peuple. En effet, après deux décennies de pouvoir sans partage, le clan Ben Ali avait réussi à assurer à la Tunisie une stabilité économique garantie par les ressources du tourisme. Cette stabilité servait d'écrin pour cacher les problèmes réelles d'une population pensée incapable de révolte, incapable de manifestations, le spectre de la police étant omniprésent. Or, l'immolation par le feu a libéré ces énergies, fait deux émules, sonné la montée de l'exaspération face aux problème sociaux (chômage, mépris de la police et de la justice, etc.), et sonné le glas de la langue de bois au sein du peuple, jetant dans les rues, la misère du monde, j'allais dire la misère de la Tunisie. Une révolution peut prendre naissance à partir de populations non armées, non regroupées, non organisées…mais unies par la misère quotidienne et les brimades du verbe, la dictature du silence. Ainsi que les formes de résistances contre l'ordre régalien peuvent prendre naissance dans une société civile organisée comme dans le cas des mouvements anticorruption ouest africains que nous étudions à partir du Bénin (cf. Eyebiyi, 2010b), les mobilisations civiles peuvent également s'ancrer dans l'espace public à partir de groupes inorganisés ou plutôt qui n'ont pour seul métronome qu'Internet, le réseau virtuel. L'ennemi public n'a plus de visage : il n'a que des bras prêts à agir dans les rues, contre gaz et gourdins, contre barricades et forces antiémeutes.

 

 

  1. La mise à l'agenda public de la révolte

 

Inespérée, la révolte populaire déclenchée par l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a connue sa mise à l'agenda public du fait des nouveaux médias, en l'occurrence les réseaux sociaux qui ont cours sur Internet : facebook et Twitter entre autres. Il s'agit là de la toute première manifestation concrète des nouveaux médias, notamment d'Internet, au moins sur le contient africain et  dans l'espace public sociopolitique.

Avec la révolution de jasmin on découvre que l'action inorganisée de classes moyennes peut rapidement prendre de l'ampleur et se gouverner par Internet : les mobilisations se sont décrétées la plupart du temps par Internet sur les réseaux sociaux, jetant des milliers de « facebookers » et de « twitterers »  dans les rues, rapidement rejoints par les masses populaires excédées par la pauvreté et l'absence d'opportunités surtout en termes d'emploi. Les déclarations in extremis de Ben Ali pour promettre par un coup de baguette magique la création de 300.000 emplois avant la fin de l'année n'auront pas suffi. L'insaisissable Internet était déjà à l'œuvre.

La violence s'est dépersonnalisée et pour une foi, la révolution n'a pas eu besoin de leader, dont la décapitation aurait arrêté le mouvement. Le leader de la révolution tunisienne, aura été de toute évidence, les réseaux sociaux. Si la place de la communication dans l'organisation des mobilisations sociopolitique, violentes notamment, se confirme, c'est la dématérialisation informationnelle qui est à l'honneur. Internet, sans visage est sans auteur, serait-il la nouvelle menace contre les régimes antidémocratiques ? E partant, également contre l'ordre sociopolitique établi ?

 3. Impact politique

 S'il est sans doute trop tôt pour cerner l'impact politique ré le de l'évolution de Jasmin, il est nécessaire de reconnaître qu'elle a déclenchée des mouvements de protestation En Egypte et en Algérie déjà, et incité la Libye à rapidement monter au créneau pour anticiper sur une pareil le réaction dans le pays de la révolution islamique. C'est dire qu'avant même d'avoir pris fin, la Révolution de Jasmin s'est déjà exporté. Pour en revenir au cas tunisien, l'impact politique est là et assourdissant : le départ du pouvoir de Ben Ali, un chef d'Etat dont on en pouvait jurer d'une délégalisation il y a peu. Mieux, Ben Ali a fui le pays pour aller se réfugier en terre sainte musulmane d'Arabie Saoudite, a vu un mandat d'arrêt lancé par la justice  tunisienne contre sa femme et lui; plusieurs de ses proches qui avaient voulu déclencher une contre révolution armée et empreinte de terreur se voient arrêtés, le gouvernement a prononcé les libertés nationales ou du moins se voir contraint de lever la chape plomb. Plus encore, la rue continue de réclamer la fin du RCD et l'éjection de tous les ministres clés (défense, intérieur, affaire étrangères) du gouvernement d'union nationale

  

  1. Pistes ouvertes

 La Révolution de Jasmin est historique à plusieurs égards.

Elle montre avec curiosité comment de ''simples'' mais ''profondes'' contestations populaires et non armées contre la cherté de la vie, le chômage et autres motifs ''dérisoires'' (dérisoires au sens des potentats africains qui s'en foutent finalement pas mal si l'on veut être honnête) ; donc il est tout à fait historique de voir comment ces mobilisations ont poussé la dictature policière de Ben Ali à craquer,  contraignant le dictateur à l'ouverture puis à la fuite.

On peut objectivement, et sans euphorie aucune, penser que la Révolution de Jasmin sonne le glas des reliquats des régimes habituellement estampillés par la recherche et la presse comme étant monarchiques, ''anti'' démocratiques ( ?) et patrimoniaux qui subsistent encore (Cameroun, Burkina, etc. voire Libye qui est quand même un cas particulier en raison de la carrure de son timonier).

La deuxième chose, c'est que la Révolution de Jasmin est en train de virer vers l'improductivité surtout si les nouveaux dirigeants (bras droits de Ben Ali) gardent les commandes en excluant les partis politiques interdits ! Cela reviendrait à dire que Ben Ali s'est sacrifié pour mieux conserver les rênes de l'Etat  ou assurer la survie de son clan politique : stratégie bien connue que les colonisateurs savaient appliquer, en donnant l'indépendance sur papier pour mieux contrôler de l'ombre les choses.

Plusieurs questions demeurent :

-          Comment le régime bien ancré de ben Ali a-t-il pu rapidement s'affaisser ?

-          Pourquoi le timonier a-t-il pris la poudre d'escampette alors qu'il semblait pouvoir quand même contenir le soulèvement ?

-          La révolution de Jasmin sera-t-elle une Révolution ''manquée'' ?

-          A qu le état de décrépitude interne était le régime de Ben Ali.

-          S'agit il d'une révolution de velours ?

Les interrogations sont nombreuses mais on peut marquer un arrêt pour se demander si les nouvelles autorités, formées à la sauce Ben Ali, pourraient–elles subitement et du jour au lendemain incarner le changement souhaité par le peuple. Ceci amène à penser que pour être complète et pour ne pas être une « révolution manquée », les événements de Tunisie invitent à un renouvellement de la classe dirigeante, par l'intégration massive de la société civile et des partis d'opposition (notamment non reconnues par le régime Ben Ali), pour fédérer  les énergies dans l'optique d'une nouvelle Tunisie qui aura pris alors date avec son avenir à compter du 17 décembre 2010. La gouvernance politique de la Tunisie est en plein questionnement et se construit comme une série d'erreurs rectifiées par le peuple et dans la rue. Le symbole que constitue le décrochage de l'enseigne du RCD, ancien parti-Etat, avec l'aide parfois d'éléments de l'armée officielle,

 La capacité de (re)conversion des thuriféraires du régime contesté, à se convertir aux oripeaux d'une démocratie renouvelée au prix du sacrifice humain, constitue une autre piste de réflexion pour se demander comment les produits du benalisme pourraient ils véritablement se reconvertir à la démocratie intégrale et à une expression libre, voire libertaire comme dans le cas du Bénin.

Le mérite premier de la révolution de Jasmin aura été pour l'heure, d'avoir suscité l'espoir populaire de la fin des monolithismes araboafricains qui gouvernent sans partage aucun et au prix de leurs seuls cercles concentriques, le Maghreb, exception faite du royaume chérifien du Maroc. D'ailleurs, les événements en Egypte et en Algérie, quels qu'en soient leurs issues, en donnent des éléments de témoignages. L'interdiction d'accès aux réseaux sociaux que ces pays ont prononcé dans les faits confirment la dématérialisation des frontières informationnelles et l'existence d'une nouvelle menace pour les politiques dictatoriaux ou peu démocratiques : Internet.

La Tunisie a commencé l'année 2011 avec un flot d'espoirs créé par le peuple et pour le peuple, alors que l'opposition exilée n'avait rien pu.

 Références

Eyébiyi, E., 2010a. "Émeutes, silences et violences : un cycle cinquantenaire ?", EspacesTemps.net, Il paraît, 23.08.2010  http://espacestemps.net/document8381.html

 

Eyébiyi, E., 2010b. « Bénin : un front « anticorruption » catalyseur des luttes sociales ? », in Polet, F. (eds.)., 2010.,  Etat des résistances dans le Sud. Afrique. 2010, Louvain-la-Neuve, coll. Alternatives Sud, Centre tricontinental, Louvain-La-Neuve, 216p.



[1] Sociologue Anthropologue, UAC, Benin & CRESA. www.ares-cresa.new.fr



26/02/2011
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